Il n’y a pas de mesure, lorsque tu évoques ta venue dans ce bas-monde, Gadrel. Tu l’as toujours répété, inlassablement : « Je n’aurais pas dû naître. ». A défaut d’être né sous le signe du Diable, tu fus le fruit d’une relation immorale entre un homme d’Eglise, fervent religieux qui s’adonnait à tous les péchés mortels, et d’une fille convenable dont la virginité devait sceller un mariage arrangé. En réalité, le prêtre n’était entré dans les ordres que pour échapper à la justice, puisqu’il était un membre officiel d’une organisation criminelle et recherché, traqué même, par la police depuis de nombreuses années. Réfugié dans les Ordres, il se pensait à l’abri et continuait, sous couverture, d’exercer ses vils désirs, embarquant avec lui de jeunes oies naïves et innocentes, comme le fut la délicieuse Daria, âgée de tout juste quinze ans. Très rapidement, elle tomba enceinte de son amant et son ventre grossissant amena sa famille à la renier, car elle avait commis le pêché de la luxure, sous infidélité qui plus est, avant même de prononcer ses vœux. Exilée, portant la vie et encore qu’une môme, elle se retrouva dans les ruelles de Washington, en quête de pain sec et d’un peu d’eau, espérant que chaque jour suffirait à réduire sa peine. Mais le terme de sa grossesse devint imminent et l’accouchement se fit en urgences, dans l’hôpital le plus proche de sa zone d’errance. Evidemment, elle songea à abandonner l’enfant. Toi. Plus d’une fois, tandis que la douleur la rongeait avec férocité. Pourtant, en entendant le son de tes premiers cris, elle ne put s’y résoudre : tu étais tout ce qui lui restait, dans ce macabre univers.

Daria trouva refuge dans un centre pour adolescentes, en attendant que sa situation se stabilise. C’est là qu’elle fit la rencontre d’un autre mécréant, plus âgé qu’elle. Il lui remplit la tête de promesses, d’idéaux sordides et de rêves incertains. Seule et fragile, elle se laissa séduire par les paroles plutôt que les actes. L’engrenage se fit avec aisance. Daria tomba d’abord dans la prostitution, puis ce fut au tour de la drogue d’envahir ses veines. L’alcool, plus accessible, ne manquait pas de l’enivrer, de temps en temps. Elle t’oublia, bien souvent, dans tes couches sales et devant tes biberons vides. Mais qui pourrait se préoccuper du bâtard d’une pute ? Personne, évidemment. La misère te creusait le ventre, malgré la bienveillance de Daria dans ses rares moments de lucidité. Elle pleurait souvent, ta mère. Jamais elle ne souriait.

Les mois défilèrent. Les années, également. Les hivers firent place au printemps, qui s’effaçait pour l’été, pour que l’automne devienne reine tandis que l’hiver-roi reprenait sa couronne enneigée. De petit bambin innocent tenant à peine sur ses maigres gambettes, tu devins un garçonnet maigrichon au regard éteint, à la chevelure mal coiffée mais à l’esprit vif et torturé. A l’école, tu ne te laissais jamais embêté bien longtemps. Sans éducation ni mesure donnée, tu usais de tes poings et de tes pieds sans rechigner, fracassant quiconque tentait de te blesser. Il faut dire que tu n’avais aucune figure paternelle stable : les hommes qui franchissaient la porte étaient des clients ou des dealeurs, jamais des humains de vertu. Tes exemples étaient tous des caïds, des adolescents qui baignaient dans le monde de l’illégalité. Des gosses des ruelles sombres, comme toi. L’école, pourtant, aurait pu remarquer tes blessures d’enfant, les traumatismes de ton existence déjà bien entachée par la violence. Elle ferma les yeux. Comme toujours.

L’automne de tes neuf ans, tu fus réveillé en plein milieu d’une nuit sans étoile par des cris étouffés, des larmes et des objets fracassés au sol. En t’immisçant dans le salon de fortune, les yeux encore endormis, tu fus sous le choc de la plus cruelle des scènes : Daria était là, maintenue sur la table en bois par plusieurs hommes, dont un venait de baisser son caleçon. Elle luttait, malgré son statut de prostituée, contre ce viol organisé. Ils étaient là pour récupérer de l’argent, probablement dû par son petit-ami du moment, et ne l’avaient pas trouvé. Alors, ils se rattrapaient sur la pauvre carcasse endolorie de ta génitrice. Affolée, elle t’ordonna de t’enfuir. Trop tard. Repéré alors, les hommes décidèrent que tu ne méritais guère de meilleur sort que celui de Daria. La suite, tu ne la détailleras jamais. Tant elle fut sordide. Mais, des années plus tard, bien après ta majorité, aucun de tes assaillants ne respirera plus jamais l’air pollué de Washington. Les cadavres baigneront dans les excréments, bien à l’abri des regards et des intrigués. Et te remémorer leurs cris provoque en toi un sentiment de plaisir si intense que tu adores y repenser, lorsque tu ressens le besoin de t’adonner à des désirs solitaires.

Tu as quinze ans, maintenant. Tu as abandonné les cours, pour jouer les petites-frappes ci-et-là. C’est à cet âge incertain, rempli d’immaturité et de réalisme, que tu fis la rencontre de Mikkel. Vous êtes devenus si inséparables que vous avez commis les pires atrocités, ensemble. Et puis, le plus jeune des deux trempait dans des affaires pas nettes, ce qui te plaisais énormément. Toi qui aspirais à la noirceur du Monde, tu trouvas en lui ce frère bienveillant que tu n’aurais jamais eu autrement. Alors, peu importe quand et comment, tu fus toujours là pour lui, gravitant dans son ombre et à ses côtés, tel le plus fidèle animal de compagnie. Mikkel, il est devenu tout pour toi : ton mentor, ton modèle, ton frère, ton meilleur ami, ta moitié, ton jumeau. Et qu’importe ce que l’avenir vous réserve : tu feras toujours tout pour lui. Quitte à crever la bouche ouverte.

Les mois ont défilé. Les embrouilles et les meurtres aussi. Inlassablement, tu revenais tâché de sang sur tes doigts et tes fringues. Daria était si défoncée qu’elle te remarquait à peine. Pourtant, tu aurais tout fait pour la sortir de ça : mais il était trop tard. Un cancer la ronge, depuis des mois. Il est si avancé qu’elle va en mourir et elle en a parfaitement conscience. Tu seras orphelin de mère et sans paternel à l’horizon pour veiller sur toi. Cela dit, tu es persuadé que les Campbell, et leur organisation, sauront te prendre sous leurs ails. Tu bosses doucement pour eux, tandis que Mikkel est un jeune membre entêté et doué. Il t’aide à t’entraîner, à devenir meilleur. Et puis, un beau jour de printemps au crépuscule de tes dix-neuf ans, elle a rendu son dernier soupire dans cette chambre miteuse, où trônaient seringues, capotes et moisissure. Tu n’avais pas les moyens de l’enterrer dignement. C’est Mikkel qui s’en est chargé, pour toi, en échange de ta promesse de lui être loyal et d’agrandir le rang.

La violence extrême s’est mise à t’habiter, dès que tu as commencé à fumer des joints et à découvrir les plaisirs charnels. Une entité malveillante, qui est devenue ton bras armé, s’est mise à gronder à l’intérieur de tes tripes, appelée chaleureusement "Seheiah". Parfois toi-même, parfois cette autre chose, tu es un animal blessé capable du pire. Et, sans surprise, tu as commencé à étoffer tes méthodes de tortures et d’assassinats, devenant de plus en plus macabre et adorant si fortement cela que tu en prenais du plaisir sexuel à chaque fois. Le sang à foison, les cris d’horreur, l’effroi, la terreur… ce sont des émotions que tu connais et que tu infliges avec une malsaine délectation. Et quand cette voix te murmure distraitement toute la violence qui sommeille en toi, tu deviens incontrôlable. Un monstre.

Tels des siamois, jamais loin l’un de l’autre, vos deux prénoms, Mikkel et Gadrel, se sont mis à raisonner comme des évidences. De mômes arrogants, vous êtes devenus des hommes. Des tueurs sanguinaires. Et si ta perversité a atteint quelques paroxysmes dans ta vie, jamais tu ne te serais cru capable de gérer l’Organisation en l’absence de Mikkel, lorsqu’il fut kidnappé et que ses parents furent assassinés violemment. Des mois de recherches, à retourner Ciel et Terre, même les Enfers, pour parvenir à obtenir des informations. Une trace. Une bribe d’espoir. Puis, il fut enfin libéré, reprenant sa place de Chef légitime. Mais la Vendetta gronde, Gadrel, et tu la sens au plus profond de ton âme : elle sera sans commune mesure, vous noyant probablement dans le sang de vos ennemis. Qu’importe ! Ta vie n’est vouée qu’à Mikkel, comme un Daemon le serait face à son propriétaire.